Temps d'écran et colère des tout-petits
Cette semaine une étude1 de Caroline Fitzpatrick et son équipe à l’Université de Sherbrooke a été publié et montre une corrélation significative entre l’agressivité et l’utilisation de la tablette électronique. Ainsi, les résultats de cette étude démontrent que les enfants qui utilisaient davantage la tablette à l’âge de 3.5 ans, présentaient plus de comportement de frustration et de colère une fois rendus à 4.5 ans. Mais attention, en retour les enfants qui présentaient davantage de manifestations de frustration et de colère à 4.5 ans présentaient ensuite une augmentation de leur temps d’utilisation de la tablette électronique une fois rendus à l’âge de 5.5 ans ! L’effet est donc boule de neige! Plus de temps d’écran est associé à plus de colère, plus de colère est ensuite associé à plus de temps d’écran !
Corrélation n’est pas cause à effet.
La première nuance à mettre ici est qu’une corrélation ne signifie pas qu’il y a cause à effet. On affirme donc ici qu’il y a un lien réciproque entre tablette électronique et colère, mais on ne peut pas affirmer que l’un cause l’autre. On pourrait par exemple penser à un troisième facteur qui explique les deux premiers. Par exemple, les enfants qui ont un TDAH sont à la fois beaucoup plus impulsifs et désinhibés que leurs pairs dans la manifestation de leur colère, mais sont également plus susceptibles de développer une dépendance aux écrans et jeux vidéo. On sait également que les enfants issus de milieux socio-économiques plus défavorisés, présentent à la fois plus de problèmes extériorisés (comme les crises de colère) et sont davantage exposés aux écrans et moins exposés à des opportunités qui stimulent leur développement cognitif que les enfants issus de milieux socio-économiques moyens à aisés. Le TDAH et le niveau socio-économique sont donc deux facteurs (parmi d’autres) qui pourraient être la cause cachée derrière le lien écran-colère.
«Screen time» vs «Green time»
Reste que la période 0-5 ans est une période absolument critique dans le développement de nombre de fonctions cognitives, et dans l’acquisition de nouvelles habiletés. Au cours de cette période, les tout-petits semblent particulièrement vulnérables à une surexposition aux écrans. C’est une période de développement intense de nouvelles connexions dans le cerveau, connexions qui permettent tout un ensemble d’apprentissages, dont la motricité et la parole. Une revue de littérature2 datant de 2020 rapporte des résultats suggérant que chez les 5 ans et moins, l’exposition prolongée aux écrans puisse être associée à un moins bon développement cognitif, une moins bonne persistance à l’effort, un moins bon développement du langage et de la communication, davantage de problèmes de comportement, un moins bon auto-contrôle, ainsi que de moins bonnes habiletés sociales.
Cette même revue de littérature apporte une comparaison fort intéressante entre «Screen time» et «Green time», soit temps d’écran vs temps de verdure, ou temps passé en nature! C’est ce ratio qui serait complètement débalancé depuis quelques années avec un temps démesuré passé sur les écrans en proportion du temps passé en nature et dans les parcs. Les auteurs soulignent d’ailleurs que le temps passé à l’extérieur serait un facteur protecteur dans le développement de l’enfant, même si celui-ci passe par ailleurs beaucoup de temps sur les écrans.
Un autre facteur protecteur contre les crises de fin de temps d’écran serait l’utilisation de jouets réels et tangibles par l’enfant. Le temps passé à jouer avec de vrais jouet amène l’enfant à être beaucoup plus proactif dans son jeu et à générer des scénarios imaginaires avec ses jouets. Les écrans imposent un imaginaire à l’enfant, alors que les jouets obligent l’enfant à se créer son propre imaginaire. C’est une énorme différence! Ces scénarios créés avec des jouets stimulent le développement cognitif et l’apprentissage, ce qui permet à l’enfant une meilleure gestion de ses émotions, notamment lorsqu’il vit ensuite une frustration parce qu’il doit mettre fin à un temps d’écran.
Sortir d’un rêve
River les yeux d’un tout-petit sur sa tablette l’amène à entrer dans un monde imaginaire dans lequel il peut être complètement submergé. Certains enfants perdent connaissance de ce qui se passe autour d’eux (dans le monde réel), pendant qu’ils sont sur leur écran. Pour l’enfant qui croit que Mickey Mouse et Cendrillon existent réellement, ce monde que leur offre l’écran devient tout aussi réel que le monde dans lequel ils vivent. Sauf que l’univers créé pour les tout-petits et présenté sur écran est beaucoup plus merveilleux et fantastique que le monde réel.
Vous comprendrez donc que le moment où l’enfant doit s’extraire de ce monde fantastique pour revenir dans le monde réel s’apparente un peu au moment où on doit s’extraire d’un rêve agréable pour se réveiller et affronter la réalité d’un lundi matin ! Vous savez ce moment où on aimerait retourner dans le rêve, cette déception de constater qu’il n’est pas réel, et cette frustration de la vraie vie qui se ré-impose à nous ? C’est un peu ce que vit l’enfant lorsqu’il doit fermer son monde d’oursons et d’aventures fantastiques pour aller manger des brocolis ou se faire laver les cheveux avec du savon qui pique les yeux ! Le réveil est brutal !
Le développement des compétences sociales et émotionnelles
En plus d’apprendre à marcher et à parler, l’enfant d’âge préscolaire doit apprendre à interagir avec l’autre, dans le monde réel. On parle du développement de ses compétences sociales et émotionnelles que l’on pourrait décrire comme des savoir-être, qui contribuent à des relations interpersonnelles fluides et harmonieuses, ainsi qu’à un sentiment de bien-être en situation d’interaction sociale. Le CASEL4 décrit cinq (5) compétences sociales et émotionnelles à acquérir chez l’enfant :
- La conscience de soi : La capacité de reconnaître ses émotions, ses pensées et ses valeurs, ainsi que leur incidence sur son comportement.
- L’autogestion : La capacité de maîtriser ses émotions, ses pensées et ses comportements dans différentes situations, de gérer efficacement son stress, de maîtriser son impulsivité et de se motiver.
- La conscience de l’autre : La capacité de se mettre à la place d’autrui et de faire preuve d’empathie, la capacité de comprendre les normes sociales et éthiques régissant les comportements.
- Les habiletés relationnelles : La capacité d’établir et de maintenir des relations saines et harmonieuses avec différentes personnes et différents groupes. La capacité de communiquer clairement, d’écouter attentivement, de coopérer, de résoudre des conflits de façon constructive.
- La prise de décision responsable : La capacité de faire des choix constructifs concernant son comportement et ses interactions sociales. La capacité d’effectuer une évaluation réaliste des conséquences de ses gestes sur son bien-être et sur celui des autres.
Or ces différentes compétences se développent jusqu’à l’âge adulte, par l’interaction avec les autres enfants, ainsi qu’avec les parents et autres adultes significatifs (grands-parents, oncles et tantes, enseignants, éducateurs, moniteurs de camp, coachs de sport). Le danger des écrans est donc celui de diminuer ces temps d’interaction avec les autres, et donc de diminuer les occasions d’apprentissage et de développement des compétences sociales et émotionnelles. L’enfant qui possède de moins bonnes compétences à cet égard est donc plus vulnérable aux réactions incontrôlées et excessives de frustration et de colère.
Recommandations
En gardant tout cela en tête, voici quelques recommandations à appliquer à la maison pour favoriser un développement harmonieux de vos enfants, dans un monde où les écrans sont omniprésents!
- Le gouvernement du Québec5 recommande les lignes directrices suivantes pour le temps d’écran de loisir chez les jeunes (ce qui n’inclut pas le temps passé pour des tâches académiques) :
- Moins de 2 ans : Aucun temps d’écran
- 2 à 5 ans : Moins d’une heure par jour
- 6-12 ans : Maximum de deux heures par jour, avec encadrement parental, en favorisant un contenu éducatif. Utilisation des écrans dans les aires communes plutôt que dans la chambre par exemple.
- 13-19 ans : Aucune recommandation sur le temps d’écran, mais attention, une surutilisation des écrans peut entraîner des effets négatifs chez l’adolescent. Ma recommandation à moi pour cette tranche d’âge : Assurez-vous que l’adolescent conserve un équilibre entre le temps d’étude, le temps de sommeil, l’activité physique, les contacts sociaux directs avec des amis, et le temps d’écran. Si le temps d’écran envahi l’une des autres sphères, il est nécessaire d’encadrer et de ré-équilibrer.
- Prévenir les transitions : Je reprends ma comparaison entre quitter le monde fantastique proposé à l’enfant sur un écran et se sortir d’un rêve fantastique pour se réveiller. Qu’est-ce qu’on veut faire lorsque le réveil sonne et nous confronte à la vraie vie? «Ah non, encore juste 5 minutes!!» et on «snooze» ! On a besoin de ce petit moment de transition entre le rêve et la réalité. Pensez-y lorsque vous devrez annoncer à votre jeune qu’il doit fermer la tablette électronique! Annoncez-lui 5 minutes avant afin qu’il s’y prépare. Je vous suggère d’ailleurs de mettre le jeu ou l’émission sur pause pour lui annoncer ce 5 minutes restant. Le fait de mettre sur pause sort brièvement l’enfant du monde fantastique dans lequel il est plongé, et lui rappelle plus concrètement la réalité qui sera de retour dans 5 minutes.
- Le temps à l’extérieur et surtout en nature : La science le dit, le temps passé à interagir avec la nature est un facteur qui contrebalance le temps passé sur les écrans, et qui favorise un meilleur développement cognitif, social et émotionnel chez l’enfant. Trouvez les espaces verts (parcs, forêts, ruisseaux) près de chez vous, et fréquentez-les avec vos jeunes!
- L’activité physique : La science montre également que l’activité physique favorise les connexions neuronales de l’attention / concentration et favorise une meilleure gestion des émotions (notamment du stress et de la colère). En plus des sports auxquels vous pouvez penser, l’activité physique peut inclure : sortir et faire un bonhomme de neige, prendre une marche avec le chien, sauter dans les feuilles à l’automne, etc !
- Exposer l’enfant à des jouets réels et stimulants : J’en parle plus haut, la science nous dit également que le temps passé à manipuler des jouets réels et physiques (et non des jeux virtuels sur écran), favorise le développement cognitif, social et émotionnel de l’enfant.
- Exposer l’enfant à des situations sociales : Il existe plus d’opportunités que vous ne le croyez d’exposer votre petit à des situations sociales et des situations d’apprentissage. Bien sûr vous pouvez l’inscrire à une pré-maternelle, à des camps de jour ou à des activités comme le soccer ou la gymnastique. Mais vous pouvez également l’amener à l’épicerie pour découvrir les produits, l’amener dans les fêtes de quartier, ou inviter des amis ou de la famille à la maison. Toutes ces situations exposent l’enfant à des interactions sociales et permettent l’apprentissages des compétences sociales et émotionnelles décrites ci-haut.
- Pour plus d’informations et de documentation, je vous invite à consulter ici les excellents documents produits sur le sujet par la Société Canadienne de Pédiatrie : https://cps.ca/fr/tools-outils/les-medias-numeriques-et-le-temps-decran
Références citées dans ce texte :
- Fitzpatrick, C., Pan, P. M., Lemieux, A., Harvey, E., Rocha, F. A., & Garon-Carrier, G. (2024). Early-Childhood Tablet Use and Outbursts of Anger. JAMA pediatrics, e242511. Advance online publication. https://doi.org/10.1001/jamapediatrics.2024.2511
- Oswald, T. K., Rumbold, A. R., Kedzior, S. G. E., & Moore, V. M. (2020). Psychological impacts of "screen time" and "green time" for children and adolescents: A systematic scoping review. PloS one, 15(9), e0237725. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0237725
- Gavrilova, M., & Veraksa, N. (2024). Not EF skills but play with real toys prevents screen time tantrums in children. Frontiers in psychology, 15, 1384424. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2024.1384424
Texte écrit par :
Dr Benoît Hammarrenger, Ph.D.
Neuropsychologue, auteur, conférencier
Directeur du CERC